Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/201

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient fixés sur la place où il m’avait vue la veille ! Je m’arrêtai joyeuse et cependant saisie d’effroi ; je voulais m’enfuir, je sentais que ma présence là était plus qu’un aveu, c’était une preuve de son empire ; je vous le disais bien, il m’avait évoquée et je venais !… Il m’aperçut… Oh ! comme il pâlit à son tour… J’avais été moins troublée la veille ! En le voyant si ému je me rassurai un peu. Je devinais à son agitation que nos pensées pendant ces heures de séparation avaient été les mêmes, et que nos deux amours, chacun de leur côté, avaient fait les mêmes progrès. Il se leva et vint à moi : C’est votre place favorite, madame, me dit-il, je vous la laisse ; mais vous pouvez récompenser ce grand sacrifice par un seul mot : Avouez-moi franchement, généreusement, que vous n’avez pas été étonnée de me trouver ici ? Je ne répondis rien ; mais ma rougeur répondit pour moi. Comme il me regardait, j’entendis marcher près de nous, c’était un chevreuil qui allait boire à la source, mais j’avais tressailli vivement, et M. de Villiers avait compris à ma frayeur que je serais fâchée d’être vue seule avec lui. Déjà il s’éloignait, je lui fis signe de rester, ce qui voulait peut-être dire : Continuez de penser à moi… et je revins bien vite au château. Je l’ai revu depuis et nous avons passé toute la journée ensemble, nous promenant avec madame de Meilhan et son fils, faisant de la musique avec des voisins de campagne, causant avec des indifférents, mais portant partout la même préoccupation ravissante, une joie sourde et voilée, un secret enivrant. Edgard est inquiet, madame de Meilhan est très-contente, l’amour trop sérieux de son fils l’alarmait ; elle voit avec plaisir une naissante rivalité qui peut tout rompre. Je ne sais pas ce qui va arriver, je ne prévois dans ce moment-ci que des choses désagréables, des explications, des humiliations, des départs, des adieux, mille ennuis… N’importe, je suis heureuse, j’aime et je ne comprends plus rien dans la vie, si ce n’est qu’il est bien doux d’aimer.