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néaire de la conduite de Louise donne pour résultat cette phrase : Je n’ai pas d’insurmontable horreur pour M. Edgard de Meilhan. Étant sûr du sens de mon texte, j’ai donc agi en conséquence ; mais Louise a trouvé, je ne sais où, une mine si imposante, si royale, des attitudes d’une telle noblesse, une chasteté si hautaine et si dédaigneuse, que j’ai senti qu’à moins d’avoir recours à la violence, je n’obtiendrais rien d’elle. Ma tête bouillonnait plus de rage encore que d’amour ; mes doigts se contractaient convulsivement, et mes ongles m’entraient dans la paume des mains. La scène allait tourner à la lutte ; heureusement, j’ai réfléchi que ces déclarations d’amour trop accentuées étaient prévues par le Code, ainsi que la plupart des actions romanesques ou héroïques.

Je me suis en allé brusquement pour ne pas voir figurer dans les journaux judiciaires cette annonce élégante : Le sieur Edgard de Meilhan, propriétaire, s’étant livré à des voies de fait sur la personne de madame Louise Guérin, enlumineuse, etc… car j’éprouvais la plus énergique envie d’étrangler l’objet de ma flamme, et si j’étais resté dix minutes de plus, je l’aurais fait.

Admirez, cher Roger, la sagesse de ma conduite, et tâchez de l’imiter. Il est plus beau de commander à ses passions qu’à une armée, et c’est plus difficile.

Ma colère était si forte que j’allai passer quelque temps à Mantes, chez Alfred ! M’ouvrir la porte du paradis et me la fermer sur le nez, me montrer un splendide banquet et m’empêcher de me mettre à table, me promettre l’amour et me donner la pruderie, c’est une action abominable, infâme et même peu délicate. — Savez-vous, cher Roger, que j’ai manqué avoir l’air d’un oison, et que cela serait arrivé si la rage qui m’animait n’avait donné à ma figure une physionomie tragique, qui, momentanément, m’a sauvé du ridicule ! Ce sont là de ces choses qu’on ne pardonne guère à une femme, et Louise me le paiera !

Je vous jure que si une femme de mon rang eût agi de