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mes sont tombées à mes yeux du rang de déesse à l’état de maritorne pour un mot dont j’essaierais en vain de faire comprendre l’ignominie !

Je vous ai dit tout cela, mon cher Roger, pour vous faire comprendre comment d’une vulgaire rencontre en chemin de fer, d’un simple caprice de galanterie, il est résulté un amour sincère, une passion véritable. Je suis brutal vis-à-vis de moi-même, je ne me cache pas les choses sous des noms adoucis ; je tiens à voir clair dans mon esprit et dans mon cœur, et, tout bien considéré, je suis éperdument épris de Louise. — Cela ne m’effraie pas. Je n’ai jamais reculé devant le bonheur. C’est mon genre de bravoure ; et il est plus rare qu’on ne pense. Que j’ai vu de gens qui auraient pris des boulets avec la main dans la gueule des canons, et qui n’avaient pas le courage d’être heureux !

Depuis son retour, Louise paraît plus émue, plus rêveuse ; un changement s’est opéré en elle. Il est clair que ce voyage lui a fait voir sa situation sous un jour nouveau. Quelque chose d’important s’est décidé dans sa vie. Qu’est-ce ? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. J’accepte Louise telle qu’elle se présente à moi, dans le milieu où je l’ai rencontrée. Peut-être l’absence lui a-t-elle révélé comme à moi qu’une autre existence était nécessaire à la sienne. Ce qu’il y a de certain, c’est que je l’ai retrouvée moins sauvage, moins armée, d’un abandon plus familier, d’une grâce plus attendrie. Quand nous nous promenons dans le jardin, elle s’appuie un peu sur mon bras au lieu d’y peser à peine, comme auparavant. Sa raideur pudique commence à s’assouplir, la langueur l’envahit, et quand je suis là, au lieu de continuer son travail, ainsi qu’elle le faisait, elle reste la main moitié sous son menton, moitié dans ses cheveux, et me regarde avec une fixité distraite tout à fait singulière. On dirait qu’elle délibère intérieurement et cherche à prendre une résolution. Qu’Éros, le dieu aux flèches d’or, veuille qu’elle me soit favorable ! — Elle le sera, ou la volonté humaine n’a plus