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douleurs. La tempête n’amuse que ceux du rivage ; les nautonniers qui la subissent maudissent la mer et implorent la sérénité. Dans votre lettre, cher Edgard, je vois luire ce bonheur calme qui est la première volupté de l’amour. En échange, je vous envoie mes désolations. L’amitié n’est souvent que l’union de deux contrastes.

Ainsi donc, vivez heureux, mon jeune ami ; votre réputation est faite. Vous avez un beau nom, une célébrité sans envieux, une philosophie individuelle que vous n’empruntez ni aux Grecs, ni aux Allemands. Votre avenir est doux. Endormez-vous dans les plus beaux rêves ; la femme que vous aimez les réalisera tous à votre réveil.

La nuit est une mauvaise conseillère, et je n’ose prendre une résolution à l’heure sombre où je vous écris : j’attends le soleil pour m’éclairer. Dans mon désespoir, j’ai une consolation cuisante : Irène est à Paris. Cette grande ville n’a point de secrets ; tout ce qui s’enferme dans une maison éclate tôt ou tard dans la rue. Je forme des projets extravagants qui me paraissent raisonnables. J’achèterai, s’il le faut, l’indiscrétion de toutes les bouches discrètes qui veillent à toutes les portes. Je recruterai une armée de surveillants salariés. Il y a sur la côte du Coromandel des plongeurs indiens dont la profession est merveilleuse ; ils se précipitent dans le golfe du Bengale, cette immense baignoire du soleil, et ils en retirent une perle ensevelie dans les abîmes de verdure sous-marine et de corail, une perle d’élite, précieuse comme le plus fin diamant. On peut donc trouver une femme dans cet océan d’hommes et de maisons qui se nomme Paris. Une dernière réflexion donne quelque douceur à mon âme. Je me dis : Ceci est une épreuve ; Irène veut essayer mon amour, j’ai besoin de le croire. Les plus charmantes femmes croient que tout le monde les aime, excepté leur amant.

Roger de Monbert.