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industriels à notre époque, sous peine d’être effacés par l’aristocratie de l’argent. Nous lutterons. On m’a indiqué vingt arpents à vendre, à la lisière de la gare du chemin de fer du Nord, sur la frontière. Cent mille francs gagnés à coup sûr après le vote de la loi. Je vous en offre la moitié. C’est un jeu. Nous taillons le lansquenet sur les grands chemins.

Irène ne sortait pas ; je fis un mouvement involontaire de dépit, et cette fois mon fâcheux fut intelligent.

— Mon cher Roger, me dit-il en me prenant la main, que ne parliez-vous plus tôt ! vous êtes en bonne fortune. C’est compris, ne nous gênons pas, il y a une belle sous cloche. Adieu, adieu.

Il partit, et je respirai.

Cependant ma position devenait critique. Cette porte chinoise, comme celle de l’Achéron, ne rendait point sa proie. Les quarts d’heure s’écoulaient. Je prenais successivement toutes les poses décentes de l’expectative fiévreuse. J’avais épuisé toutes les contorsions d’un musée de statues ; et je m’aperçus bientôt que mon blocus, fort suspect, donnait de l’inquiétude aux marchands. Les deux changeurs d’or, avoisinant la porte chinoise, semblaient se mettre sur la défensive, et méditer un article pour la Gazette des Tribunaux.

Je regrettai mon interlocuteur, éclipsé trop vite ; il me donnait au moins une contenance respectable ; il légalisait, pour ainsi dire, mon étrange situation. Je demandai au hasard un autre ami secourable. Cette fois, le hasard me laissa seul.

J’avais déjà dévoré deux heures dans cette attente, et la place n’était plus tenable ; il fallait prendre un parti violent. Irène n’avait pas quitté le magasin chinois : cela me paraissait hors de doute. Impossible, à cinq pas de distance, de tromper mes yeux indiens. Irène était tou-