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galope un affreux cheval de bronze emportant un guerrier farouche et je ne sais quelle grande femme turque. Tout cela compose une pendule. Je n’ai jamais rien vu de si laid ; j’aime encore mieux cette autre affreuse pendule que vous m’avez montrée un jour et sur laquelle Christophe Colomb découvre l’Amérique. Madame Taverneau pensait que M. de Meilhan, qui est un poète, un artiste, lui ferait compliment de cette œuvre d’art remarquable ; mais il n’en a point parlé… heureusement. À cela j’ai deviné la générosité de son âme ; c’est un homme délicat, qui respecte toutes les illusions, même les illusions en bronze doré.

J’ai appris avec douleur, en arrivant ici ce matin, qu’on allait abattre les arbres du jardin sur lequel donnent mes fenêtres ; cela devrait m’être indifférent, puisque je ne reviendrai plus dans cette maison ; et pourtant cela m’attriste : ils sont si beaux, ces arbres ! ils sont si vieux, et j’ai pensé à tant de choses en les regardant !… Et cette petite lumière qui brillait comme une étoile à travers le feuillage, il est donc vrai, je ne la verrai plus. Depuis un an déjà elle s’était éteinte ; mais j’espérais toujours la voir subitement se rallumer ; je disais : C’est une absence, et je rêvais un retour. Quelquefois je me disais aussi : Peut-être que mon idéal habite là !… Ô folle idée ! vaine espérance ! Il faut renoncer à toutes ces poésies de la jeunesse ; l’âge sérieux arrive avec son imposante escorte de devoirs austères ; il disperse les fantômes gracieux qui nous consolaient dans nos peines ; il souffle sur les flambeaux rayonnants qui nous guidaient dans la nuit ; il chasse l’idéal bien aimé, il éteint l’étoile chérie, il nous crie d’une voix grondeuse : Soyez donc enfin raisonnable, c’est-à-dire : n’espérez plus être heureux !

Ah ! voilà madame Taverneau qui m’appelle ; elle est prête et veut partir tout de suite pour l’Odéon ; c’est trop