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nous a offert de nous servir de guide jusqu’à Pont-de-l’Arche ; j’ai accepté cette offre, au grand étonnement de la sévère Blanchard, qui ne comprend plus rien à nos mœurs nouvelles, et qui commence à me soupçonner de courir les aventures. Enfin, nous sommes arrivés chez madame Taverneau. Quand elle a su que M. de Meilhan avait été mon compagnon de voyage, madame Taverneau a paru très-agitée ; elle ne m’a plus parlé que de lui. M. de Meilhan est un grand personnage dans ce pays, que sa famille habite depuis longtemps ; sa mère est très-considérée ici, et lui très-aimé ; avec une médiocre fortune, il fait beaucoup de bien, mais au jour le jour, et sans se poser en bienfaiteur du canton. Il m’a paru très-aimable et très-spirituel ; il n’y a au monde que M. de Monbert qui ait autant d’esprit. Ce sera bien charmant de les entendre causer ensemble.

Mais cette lettre, que je voudrais donc avoir cette lettre ! Si je pouvais seulement lire les quatre dernières lignes !… je saurais tout ce que je veux savoir ; ces quelques lignes me diraient si Roger est réellement triste, s’il faut le plaindre, s’il faut le consoler… Je compte un peu sur l’indiscrétion de M. de Meilhan pour m’éclairer : les poètes sont comme les médecins ; tous les artistes se ressemblent ; ils ne peuvent s’empêcher de raconter une histoire de cœur très-romanesque, comme les médecins ne peuvent s’empêcher de citer un cas de maladie très-extraordinaire ; ceux-ci ne nomment pas leur ami, ceux-là ne trahissent pas leurs clients ; mais lorsqu’on sait d’avance comme moi le nom du héros ou du malade, on a bientôt complété cette demi-indiscrétion. Aussi je médis amèrement des héritières, des femmes du monde capricieuses et fantasques, pour entraîner le confident de Roger à me raconter mon histoire. J’ai oublié de vous dire que depuis mon arrivée ici M. de Meilhan vient voir madame Taverneau