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Johanne fut un instant interdite : elle n’avait pas prévu cet obstacle qui contrecarrait ses projets.

Elle répliqua :

— J’ai promis à Ononthio de remettre moi-même le message. Que le vaillant chef de cette tribu soit sans crainte. Le visage-pâle qui lui parle est ami des Français.

Il le jure par le Grand-Manitou.

Et comme Tête-de-Renard se taisait :

— Voici, dit-elle, en tendant une poignée d’écus d’or, pour le dédommager.

— Que le visage-pâle, dit-il, garde son vil métal pour lui. L’amitié des Français m’est beaucoup plus précieuse.

Je te crois, ajouta-t-il, parce que jamais un Français ne nous a trompés. Mon fils lui-même va te conduire. Daim-Léger te mènera où tu voudras et en sûreté. Et demain, avant que le soleil ait atteint la hauteur de ces pins, tu seras avec tes frères. Va, et que le Grand-Esprit te protège !

Au comble de la joie, Johanne tendit au chef indien sa main gantée.

— Merci, dit-elle.

Et lui montrant son cheval :

— Que mon frère des bois, ajouta-t-elle, garde cette noble bête jusqu’à mon retour. Le jeune visage-pâle à qui Tête-de-Renard rend un si grand service ne sera pas ingrat.


XII

JOHANNE ET OROBOA.

L’Algonquine était assise sur un tronc d’érable abattu par la tempête. La lame venait mourir, avec un refrain monotone et plaintif, sur le sable humide, tout près des pieds d’Oroboa, chaussés de mocassins.

L’Indienne, les yeux fixés sur la Polaire qui se levait radieuse, était plongée dans une profonde méditation. Les étoiles faisaient leur apparition une à une dans l’immensité limpide du soir. Dans les bois, où noyers, chênes, érables, cèdres, bouleaux, entremêlaient leurs branches, une brise légère secouait mollement les feuilles avec un bruissement de grandes ailes d’anges. De temps à autre, de la mystérieuse profondeur de la forêt, s’égrenaient quelques notes mourantes d’oiseaux qui se frôlaient frileusement et amoureusement les uns contre les autres, à cause de la fraîcheur de la nuit qui se faisait. Le majestueux croissant d’or s’élevait dans le ciel en laissant tomber sur la nature assoupie sa lucide et magnifique clarté.

Et Oroboa, les yeux toujours rivés sur la brillante étoile de la Petite Ourse, songeait à tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle avait quitté son pays.

Comme ce tronc d’arbre abattu par la tempête, sur lequel elle était assise, elle avait été renversée par le déchaînement des passions humaines.

Âme candide, elle avait été la proie facile de la jalousie. Arrachée trop jeune à la chaude sécurité de son nid, elle était tombée victime de la malfaisance de la civilisation. Elle était l’hirondelle qui ouvre trop tôt ses ailes à la joie de vivre, à la liberté, au soleil, à tout ce qui est beau, tout ce qui est grand, et tombe victime des serres du condor ou de la lance du chasseur.

Pour s’être rendue coupable de la folie d’aimer, pour avoir levé les yeux sur celui que la blanche superbe avait choisi, elle allait traînant de l’aile, le cœur meurtri, sans même savoir si jamais elle reverrait ceux de sa nation qui lui avaient témoigné de la bonté, alors qu’elle ignorait les délices et les amertumes de l’amour.

Et cependant, toute blessée, toute malheureuse qu’elle fût, elle ne regrettait rien, puisque, indigne de ce bonheur, elle avait vu les portes du ciel s’ouvrir devant elle, quand cet être, qu’elle aimait dans le silence, lui avait chanté son amour en lui pressant les mains brûlantes et en faisant passer dans son regard ravi toute la passion mal contenue de son âme.

Oh ! elle l’aimait, elle l’aimait cet homme, avec toute la force d’aimer que le Créateur avait mise dans son cœur.

À la seule pensée de ce Prince Charmant qu’elle avait rencontré sur la route rocailleuse de sa vie, et qui, comme par une éclaircie de soleil entre deux orages, lui avait tendu la main en lui disant : « Oroboa, je t’aime », elle était secouée par un frisson indescriptible.