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de Johanne, qui trop peu avisée pour être prudente, avait crié son ressentiment contre l’Algonquine.

Oroboa, qui, de sœur adoptive affectionnée, était devenue la rivale exécrée, versa des pleurs amers.

L’avenir ne l’effrayait point, mais elle avait hélas ! le pressentiment qu’elle quittait pour toujours celui qu’elle chérissait maintenant plus que ses bois et ses lacs où elle avait vécu ses premières années.

Elle aimait avec toute la passion d’une enfant des forêts vierges elle avait toute l’ardeur naïve de la jeune fille que n’a pas flétrie la civilisation des villes. Une fois seule, elle avait échangé quelques paroles avec Giovanni, et cependant, elle l’avait proclamé dans son cœur son Grand-Esprit, son dieu vers qui montaient, comme un encens, toutes ses pensées et ses invocations les plus humbles et les plus ardentes d’amante muette.

Ô sublimité fascinatrice de l’éveil d’une âme plus belle et plus pure que le lys cultivé par des mains d’archange dans les jardins célestes ! Trésor ineffable que ni les pierreries, ni l’or, ni l’argent ne peuvent conquérir, qui rejette dans l’ombre le monde avec ses ambitions et ses gloires !

L’enfant des bois s’était attachée de toute la force de son être. Sa dévotion n’était tarée d’aucune pensée de lucre ni d’intérêt mesquin. Elle aimait sans raisonnement, aveuglément, avec toute l’essence immaculée de l’amour, laissant s’éclore dans toute leur puissance et leur suavité les fibres les plus intimes de son âme de vierge chaste et passionnée.

Oroboa ne savait rien de Giovanni. Son nom, elle l’ignorait. Et cependant, elle aimait cet inconnu avec toute l’extase d’une infortunée qui, après avoir cruellement souffert, verrait soudain, sous la poussée d’un bras divin, s’ouvrir, devant ses regards émerveillés, les portes étincelantes d’un paradis de jouissances ineffables.

Comprend-on alors son désespoir, quand elle entendit Johanne clamer son amour pour Giovanni, et exiger du baron de Castelnay qu’il la chassât, elle, de cette maison ?…

En vouloir à Johanne ou à M. de Castelnay, qui l’avaient secourue dans son infortune, elle n’y songea même pas.

Mais, conservant dans sa nature un reste de fatalisme indien que n’avait pas complètement enlevé l’eau du baptême des chrétiens, elle courba la tête sous l’irrésistible loi de la fatalité.

Sa fierté naturelle, toutefois, se réveilla.

— Chassée !…

Était-elle donc si coupable ?…

Aimer est donc un crime épouvantable, puisqu’il est suivi de châtiments aussi douloureux.

Non, on ne la chassera pas. Elle partira d’elle-même.

Elle ne permettra pas à ceux qui l’ont comblée de bontés de commettre cette bassesse.

Où ira-t-elle ?…

Que deviendra-t-elle, seule au monde, sans appui, dans un pays conquis ?…

Elle l’ignore.

Elle sait bien, néanmoins, qu’elle ne peut demeurer une heure de plus chez le baron de Castelnay.

Et tout le temps qu’elle est plongée dans ses sombres réflexions, elle ne prend pas garde que la nuit est venue ; que, poussée par un vent du sud-ouest qui souffle avec violence, la tempête s’élève au-dessus de Charlesbourg ; que le tonnerre gronde avec des déchirements sinistres d’éclairs.

Soudain, un coup de tonnerre strident qui semble ébranler le roc sur lequel Québec est assis, arrache l’Algonquine à ses pensées.

Elle se signe, et s’enfuit en disant :

— Oh ! Dieu, qui m’avez fait chrétienne comme mademoiselle de Castelnay, protégez-moi, secourez-moi !

Elle disparaît dans la nuit et la tempête.

Mais, avant de quitter ces lieux pour toujours, elle se retourne.

Une lumière brille dans l’obscurité. Giovanni, la tête appuyée sur l’une de ses mains, est accoudé à sa fenêtre, inconscient de l’orage.

L’Algonquine alors, de la profondeur des ténèbres, envoie à l’aimé qu’elle ne reverra jamais un baiser porté sur les ailes de son âme.

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