À un quart de mille de l’église, autour de laquelle sont groupées, dominant le fleuve, les jolies habitations en brique ou en bois du village de Champlain, deux vieillards jouaient aux dames sur la vérandah d’une maison en cailloutage dont les murs grisâtres et raboteux disparaissaient à demi sous l’envahissement de plantes grimpantes. Penchés au-dessus des joueurs au dos courbé, cinq ou six villageois, silencieux, attentifs, suivaient le mouvement des pièces avec un intérêt aussi marqué que l’on témoigne parfois pour les parties jouées par des diplomates sur le grand damier de l’univers.
Ces deux hommes étaient Narcisse Bigué et Noé Brunel, les joueurs de dames les plus acharnés qui aient jamais existé sous le soleil.
Pleuvait-il, l’un et l’autre ne trouvaient rien de mieux, pour tuer le temps, que de faire la partie, comme ils disaient. Quand il faisait beau dans la saison d’été, rien ne pouvait les empêcher, au sortir du souper, de mesurer leurs forces aux deux bouts d’un damier. Et l’hiver donc, comment auraient-ils passé les longues soirées autrement qu’à jouer aux dames tout en se chauffant près du poêle à deux ponts dans lequel les énormes bûches d’épinette et de merisier brûlaient en pétillant gaiement ?
Et cette vieille amitié et cette vieille rivalité remontaient si haut que, lorsque tous les deux s’étaient pour la première fois assis l’un en face de l’autre, Louise Bigué et Philippe Brunel n’étaient pas encore nés.