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regard. Mais je la chassais vite, car je savais que c’était le rire seul de mes yeux qui te charmait, qui te grisait, qui t’arrachait ces mots miraculeux, ces mots neufs à mes oreilles, ces mots meilleurs que des baisers, ces mots bêtes qui m’ont ouvert l’âme comme des mots de science éternelle…

C’est qu’il est bon, vois-tu, il est surnaturel et doux d’être aimée… Peut-être, si maman avait baisé mes joues d’enfant je n’aurais pas été ainsi l’esclave de tes premières caresses : mais je n’étais pour elle qu’un bibelot joli, un peu gênant, vite remisé, et j’ai vécu sans savoir, comme l’aveugle ignore le soleil. C’est toi, André, qui m’a fait doucement trembler et palpiter l’âme, qui m’a enseigné l’extase, et l’humilité, et le farouche orgueil d’être aimée.

Alors j’ai vécu pour cela, pour ces douces paroles ardentes, toute haletante de soif ; je me suis embellie pour elles, je me suis faite plus aimable, plus fine, plus attrayante, pour que tu m’aimes et que tu me gardes contre ton cœur. J’étais jolie, n’est-ce pas ? Tu te souviens de cette robe d’argent qui tenait si peu à mes épaules ? Et mes lèvres fardées dont tu aimais le goût de sucre ; et aussi cette vivacité de sève neuve qui colorait mon visage, comme une fleur vibrante, une fleur