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d’avoir chaud, de gaspiller nos forces et notre joie et de les mêler ensuite, de les toucher, de nous émerveiller de la richesse de notre sang, de nos cheveux, de nos yeux, de notre peau éclatante. Tiens, en fermant les yeux, je vois ta figure ardente, si jeune toujours, tes yeux noirs impatients et les grimaces énervées qui relevaient sur tes dents les coins de ta bouche sensuelle ; et ton corps d’acrobate, aux pieds trépidants, aux mains déliées, pressé de ce besoin de se dépenser, de se détendre, de s’allonger en courses, en sauts, qui te faisait appeler d’un petit nom puéril, un petit nom ridicule à ta grande taille, qui pourtant seyait divinement à ton âme de gosse… tu te rappelles ? Trotty… Trotty, le petit trotteur…

Comme nous avons ri ! La vie des autres ne semblait exister que pour dessiner à nos yeux de mouvantes caricatures, un gai théâtre d’ombres chinoises : Arthur, passant dédaigneux et pressé, la boîte aux fards sous le bras ; Dine, notre hôtesse aux troubles yeux baissés ; le gros Panfleur, suant et grotesque ; la pâle Toinon, rôdant la nuit dans les couloirs ; Patrice surtout, plus maquillé d’heure en heure, perdu dans les charmilles avec Paula, ou, le soir, appuyé à la cheminée, monocle au doigt, grand seigneur délicat et conteur… Tout nous prêtait à rire, excitait notre verve ; les lentes