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Ça durait, Mademoiselle. On s’habituait. On s’habitue à se manger le cœur. On disait que ça allait, et que ça irait bien, et qu’on les ferait déguerpir. Et puis, le petit a eu des galons. Ce jour-là, j’ai regretté mon homme qui est mort. Il en aurait bu une ! Mais pour ça, je l’aurais eu saoûl avec plaisir. Oui, j’aurais bu avec ! Déjà, de rien, j’étais drôle, comme grise ; je parlais, j’appelais le monde, je donnais dix boules pour une cens aux cadets, et j’allais sur ma porte faire une tête aux Allemands, comme si mon petit les avait tous rossés… Et puis, Mademoiselle, ils me l’ont tué. On vit après ça, bien sûr, mais on a un mauvais goût en bouche, et le manger ne profite pas. Il y a une dame qui est venue me parler de grandes choses, de Dieu et de la Patrie, comme si qu’on devait être honteux de pleurer. Moi, je sais bien que la Sainte Vierge permet que je sois triste, elle connaît ça, elle ne voudrait quasi pas autrement : je ne suis pas une princesse pour m’en aller avec des longues lèvres serrées et comme un mouchoir sur le cœur. Et bien sûr, notre petite Reine qu’on l’appelle, dirait aussi : Pleurez, allez ! Ou alors ce qu’on dit n’est pas vrai. C’est pas pour l’offenser qu’on pleure pour sûr.

Mais je vous le demande, Mademoiselle, est-ce qu’on leur avait fait quelque chose, aux Allemands ?