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mots flottaient entre eux et moi ; c’était comme si vous étiez là pour m’en tourner chaque page… J’étais tout enveloppée par les beautés que vous me montriez, mais pour les voir il me fallait toujours les chercher dans vos yeux. Et en croyant donner mon âme à la beauté, c’est à vous que je la donnais… Alors notre vie intime a commencé, une vie de regard et de pensée, dont aucune réalité ne venait déranger l’harmonie…

François, sourdement. — Oui… une vie que vous avez voulue et qui vous suffisait.

Madeleine. — Une vie qui devait nous suffire. Vous l’avez compris, vous l’avez rendue possible en taisant les mots que je n’aurais pu écouter.

François, de même. — Je vous ai obéi.

Madeleine. — Je vous en remercie. Mais je ne vous le demande plus ! C’est maintenant que vous essayez de ne pas me comprendre. Quelle complication avez-vous inventée pour gâter notre joie ? Mais comprenez-moi donc, François ! Pierre est mort voici tantôt deux ans. J’ai porté son deuil exactement, selon qu’il l’eût souhaité. Il est mort en brave, en donnant tout ce qu’il pensait avoir : la vie de son corps, à son pays. C’est le denier de la veuve, qui appelle miséricorde peut-être… Mais je ne l’ai pas aimé ! Et il m’a délivrée de ma fidélité : un amour comme le sien ne demande rien