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petit déjeuner gris : pain gris, café gris, confitures économiques, qui attend, sans lettres ni journaux. Le grincement soudain, suraigu des fifres d’une escouade marchant d’un pas lourd sous l’averse. Pluie grise, hommes gris, âmes grises. Pauvre Landsturm, usée, têtue, qu’un rêve de têtes blondes, de bière d’or et de pantoufles brodées oppresse sous l’ondée, sous la griffe perçante des fifres en gaieté.

On sonne.

— Mademoiselle, c’est mon mari. Il a vomi comme ça un peu de sang, cette nuit. On croit, n’est-ce pas, que c’est la soupe qui lui gratte l’estomac. Il tousse tout le temps. Et faible que ce n’est pas croyable. Mademoiselle, si c’est encore pour durer, on le dit comme ça : on aime mieux devenir Allemands, ou mourir tout de suite…

Voyons ma caisse. Pauvre, déjà, au milieu du mois, la caisse… Pourtant il faut de l’argent. Lait, œufs, graisse ; un mot au docteur Z. Un petit lit pour la femme, un crachoir, des recommandations… Un de plus roulé à la tuberculose.

Hier, c’était une jeune fille.

Et voici le Vicomte. Le vicomte a une face altière, de grande race, et l’air poli d’un monsieur qui a faim. Le vicomte, avant la guerre, plaçait des eaux minérales, et la vicomtesse faisait des