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mes folies, mes légèretés, mes succès, je n’ai jamais aimé que Jean…

Je baisse davantage la tête, pour ne pas rencontrer les yeux de Colette…

— Les gens se moqueraient bien s’ils savaient notre fidélité, poursuit Colette, toujours préoccupée de snobisme enfantin. Car Jean est l’homme le plus calme, le plus sobre, le plus rangé, ma chère ! Même, il est triste, au fond. Cela vous étonne ?

— Mais oui ; mais non ; vraiment ? Est-ce bien possible…

Il faut à Colette, lancée sur un sujet, de bien petites réponses pour la satisfaire : je n’ai pas à chercher loin mes manifestations de surprise polie, à entendre détailler les particularités du caractère de Jean.

— Mais, Jeanne, cela va vous faire rire… je n’ai été jalouse qu’une fois… et il y a bien longtemps, douze ans, peut-être, ou treize… J’ai cru… eh bien, oui, j’ai cru… Si vous l’aviez vu, la tête dans les mains, et des yeux, des yeux terribles, tout noirs : vous savez, les yeux de Jean… et puis des mots grondés, et des silences… J’ai cru, Jeanne, vraiment, je l’ai cru amoureux de vous…

À mes pieds, des peuples de fourmis luttent, peinent, se font la guerre. Des yeux j’en suis une, minuscule, affairée, qui croit qu’elle compte dans