Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’agit d’un tableau du Louvre, un des joyaux de l’art du maître, et l’un de ses chefs-d’œuvre dans sa dernière manière, à la fois contenue, distinguée et royale. Le sujet est horrible. Un bourreau, janissaire en tunique écarlate, plonge une tête coupée dans une jarre de sang. Cela se passe au pied d’un trône. Une princesse de roman, une féerique Sémiramis, entourée de ses femmes paisibles et parées, ordonne de son sceptre ces représailles barbares. Cette histoire énigmatique est celle de Thomyris, reine des Massagètes, tirant vengeance de Cyrus, meurtrier de son fils. « Tu avais soif de sang, lui dit-elle, saoûle-toi ! » Rubens, bon humaniste, a-t-il pris le sujet au premier livre d’Hérodote, ou au deuxième de Justin, ou encore à l’Histoire de Pierre Comestor ? S’est-il simplement inspiré de quelque vieille estampe ? En tout cas, il est fort probable qu’il ne l’aurait pas connu, ou qu’il n’eût pas songé à en faire un tableau, sans le vieux Dominicain du xive siècle qui exhuma le fait, et qui l’intercala parmi les « figures » de la Vierge, au trentième chapitre du Miroir de l’humaine Salvation. Cet écrit vénérable, l’ancêtre des livres à images, n’a pas encore perdu sa force au XVIIe siècle, et continue, directement ou indirectement, à faire naître des chefs-d’œuvre[1].


Voilà deux cas remarquables de ce que j’appelais tout à l’heure des survivances franciscaines : ainsi une parole dont on ignore l’origine et dont le sens s’oublie, prolonge parfois pendant des siècles ses ondes ineffaçables. Me permettrez-vous d’ajouter à ceux-là, dans un pays voisin

  1. Le même sujet, assez rare, a été gravé par Chauveau d’après un tableau de Le Brun, peint vers 1639, et qui se trouvait dans la salle haute de la maison professe des Jésuites, à Paris : nouveau trait qui s’ajoute à la ressemblance que j’ai indiquée de Jésuites à Mendiants. Cf. Florent Le Comte, Cabinet des Singularités, 1700, t. III, p. 153, 271 ; H. Jouin, Charles Le Brun et les arts sous Louis XV, 1889, p. 28, 507.