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Je puis être du moins fameux par mon audace !
Oui, tremblez, fiers rivaux, détournez vos mépris ;
L’intrépide lion dans un piège ſurpris,
S’irrite du danger, & de ſa dent ténace
Ronge en grondant la toile où lui-même s’enlace,
Se roule, & peut enfin par un dernier effort,
La briſer, s’échapper, & prodiguant la mort
Au peuple de chaſſeurs qui l’attaque & le brave,
Marcher, Roi des forêts qui le virent eſclave.
Vain eſpoir ! qu’ai-je dit ? hélas ! ſans de longs jours,
Le poète languit dans la foule commune,
Et s’il fut en naiſſant, chargé de l’infortune,
Si l’homme, pour lui ſeul avare de ſecours,
Refuſe à ſes travaux même un juſte ſalaire ;
Que peut-il lui reſter… ô pardonnez, mon père,
Vous me l’aviez prédit… je ne vous croyois pas.
Ce qui peut lui reſter ? la honte & le trépas.
                                           
C’en eſt donc fait : déjà la perfide eſpérance
Laiſſe de mes longs jours vaciller le flambeau.
À peine il luit encor, & la pâle indigence,
M’entr’ouvre lentement les portes du tombeau.
Mon génie est vaincu : voyez ce mercenaire
Qui, marchant à pas lourds dans un ſentier ſcabreux
Tombe ſous ſon fardeau. Long-tems le malheureux
Se débat ſous le poids, lutte, se déſeſpère,
Cherchant au loin des yeux un bras compatiſſant :
Seul il ſoutient la maſſe à demi ſoulevée,
Qu’on lui tende la main, & ſa vie eſt sauvée.
Nul ne vient, il ſuccombe, il meurt en frémiſſant :
Tel eſt mon ſort. Bientôt je rejoindrai ma mère,
Et l’ombre de l’oubli va tous deux nous couvrir !