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Hé bien ! vis à ton gré. Je te livre à toi-même,
Ingrat, mais en ſuivant ta folle paſſion,
Crains un père, reçois ſa malédiction.
Vous pleurez… ah ! mon fils,… votre père vous aime,
Ecoutez. — Des pinceaux ! Moi, ſillonnant les mers,
J’aurois donc ſur la foi du Zéphir infidèle,
Pourſuivi la fortune au bout de l’Univers ;
Et peut-être pour prix de mon avare zèle,
Enterré ſous les flots, en revenant au port,
Et mes jours & mon nom qui peut vaincre la mort ?
Qu’à ſon gré l’opulence, injuſte & vile amante,
Berce ſur le damas ce parvenu grossier,
Et laiſſe le Poète, à l’ombre d’un laurier,
Charmer par ſes concerts le ſort qui le tourmente !
Il n’eſt qu’un vrai malheur, c’est de vivre ignoré.
L’homme brille un moment, & la tombe dévore
Les titres faſtueux dont on fut décoré,
Nos maux, & ces plaiſirs que le vulgaire adore :
Tout périt ſous la faulx de la mort ou du temps ;
Mais la gloire du moins que l’homme a méritée
Survit a ſon trépas & s’accroît par les ans,
Et loin de les flétrir, la fortune irritée
Ajoute un nouveau luſtre aux talens glorieux.
                                     
Racine, dieu des Vers ! Corneille, eſprit ſublime !
Vous pouvez effrayer un cœur puſillanime ;
Peut-être avec dédain vos manes radieux
Du haut des monts ſacrés regardent qui nous ſommes.
Mais, ſi j’en crois mon cœur, on peut vous égaler ;
Le Ciel en vous formant voulut ſe ſignaler,
J’y conſens, mais enfin vous n’êtes que des hommes,