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Que ne puis-je, ô mortels, être accuſé d’erreur !
Quel que ſoit mon orgueil, oui, j’aimerois à croire
Que j’ai par trop d’audace irrité mon malheur ;
Que je frappois ſans titre aux portes de la gloire ;
Il en coûte à mon cœur de vous croire méchans ;
Mais expliquez, cruels, l’énigme de ma vie
Ou rendez-moi raiſon de votre barbarie.
Dieu plaça mon berceau dans la poudre des champs,
Je n’en ai point rougi ; maître du diadême,
De mon dernier ſujet j’euſſe envié le rang,
Et honteux de devoir quelque choſe à mon ſang,
Voulu renaître obſcur, pour m’élever moi-même.
À l’âge où la raiſon ſommeille, oiſive encor,
La mienne impatiente oſe prendre l’eſſor :
Au nom ſeul d’un grand homme on voit couler mes larmes,
Grand Dieu ! ne puis-je encor m’élancer ſur ſes pas ?
Condé bégaye à peine, il demande des armes,
Et déjà plein de Mars, reſpire les combats…
Donnez-moi des pinceaux. Qu’exiges-tu d’un père ?
Mon fils, crois-moi, ſurmonte un penchant téméraire :
Tu veux chercher la gloire ? Hé ! ne ſais-tu donc pas
Que les plus grands talens y montent avec peine,
Que noircis par l’envie, accablés par la haine,
Tous ont vu le bonheur s’échapper de leurs bras ?
Songe au ſort de Milton, ſonge au deſtin d’Homère :
L’homme, ingrat de leur tems, a-t-il changé depuis ?
Ah ! mon fils, je ſuis pauvre & tu n’as plus de mère,
Bientôt tu vas me perdre, ou ſeront tes appuis ?
Mon fils, crois-moi, mon fils, ſors de ton indigence,
Et vers la gloire alors dirige tes travaux :
Au nom de tous les ſoins qu’on prend de ton enfance,
Par mes cheveux blanchis. — Donnez-moi des pinceaux.