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M. Granville, journalier, a été attaqué à une heure du matin, rue du Barbot, à Rouen, par un malandrin qui lui a pris les deux pièces de cent sous qu’il avait en poche. La victime se déclare incapable de reconnaître son agresseur ; mais, à ses cris, Mme Ridel avait mis le nez à sa fenêtre et prétend avoir pu reconnaître en lui le sieur Valentin, journalier, qui comparaît à présent devant nous.

Valentin nie éperdument et prétend être resté couché chez lui toute la nuit. Et d’abord : comment Mme Ridel aurait-elle pu le reconnaître ? la nuit était sans lune et la rue très mal éclairée.

Là-dessus proteste Mme Ridel : l’agression a eu lieu tout près d’un bec de gaz.

On interroge le gendarme qui a aidé à instruire l’affaire ; on interroge d’autres témoins : L’un place le bec de gaz à cinq mètres ; l’autre à 25. Un dernier va jusqu’à soutenir qu’il n’y a pas de bec de gaz du tout à cet endroit de la rue.

Mais Valentin a un méchant passé, une réputation déplorable, et si le substitut du procureur, qui soutient l’accusation, ne parvient pas à nous prouver que Valentin est le coupable, l’avocat défenseur ne parvient pas à nous persuader qu’il est innocent. Dans le doute, que fera le juré ? Il votera la culpabilité — et du même coup les circonstances atténuantes, pour atténuer la responsabilité du jury. Combien de fois (et dans l’affaire Dreyfus même) ces “ circonstances atténuantes ” n’indiquent-elles que l’immense perplexité du jury ! Et dès qu’il y a indécision,