Page:Gide - Souvenirs de la Cour d’assises.djvu/104

Cette page a été validée par deux contributeurs.

eux. Un des autres, un énorme fermier rougeoyant, plein de santé, de joie et d’ignorance, comme on parle devant lui de la maladie d’un prisonnier et de l’absence de soins par quoi sa maladie aurait empiré :

— S’il crève c’est autant de gagné pour la société. A quoi bon les soigner ? s’écrie-t-il. Faut leur dire ce que répondait le médecin, à l’autre qui voulait se faire couper son doigt pourri : — “ Pas la peine, mon garçon ! tombera bien tout seul. ”

Je dois ajouter que cette boutade n’amène les rires que de quelques-uns.

Les deux autres qui se refusèrent à signer donnèrent cette raison : qu’ils avaient voté suivant leur conscience et qu’on aurait par trop à faire s’il fallait revenir sur chaque affaire jugée.

Evidemment : mais j’eusse été tout de même curieux de connaître le dossier des deux précédentes condamnations de Cordier. S’il fut jugé alors comme nous l’avons jugé hier… [1]

  1.  Aussitôt que j’eus un jour libre, j’allai au Havre et rendis visite à la mère du condamné. J’eus quelque mal à la retrouver, car la pauvre femme avait dû changer d’adresse pour fuir les propos et les regards injurieux des voisins. Dès qu’elle comprit pourquoi je venais, elle m’entraîna dans une petite pièce écartée où les ouvrières qu’elle emploie ne pussent pas nous entendre.
     Elle sanglote et peut à peine parler ; une de ses filles l’accompagne, qui complète les récits de la mère :
     — Ah ! Monsieur, me dit celle-ci, ça a été une grande misère pour nous quand mon autre fils (le puîné) a été pris par le service.