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condamnation comme une charge et de juger le prévenu en dehors de l’ombre que cette première condamnation porte sur lui.

En vain, un autre juré donna lecture de la lettre d’un des autres patrons de Cordier, extrêmement favorable à celui-ci — lettre qui n’avait pas été versée au dossier et que je ne sais qui venait, je ne sais comment, de lui remettre tandis que nous passions dans la salle de délibération — ce que je croyais formellement interdit…

— Tout ça, c’est des bandits, reprenait un autre juré. Faut en débarrasser la société.

C’est ce qu’on fit dans la mesure du possible. Cordier fut condamné à cinq ans de réclusion et dix ans d’interdiction de séjour. Goret, à l’heure où j’écris ces lignes, est relâché depuis trois mois.

Cette nuit je ne puis pas dormir ; l’angoisse m’a pris au cœur, et ne desserre pas son étreinte un instant. Je resonge au récit que me fit jadis au Havre un rescapé de la Bourgogne : Il était, lui, dans une barque avec je ne sais plus combien d’autres ; certains d’entre ceux-ci ramaient ; d’autres étaient très occupés tout autour de la barque à flanquer de grands coups d’aviron sur la tête et les mains de ceux, à demi noyés déjà, qui cherchaient à s’accrocher à la barque et imploraient qu’on les reprît ; ou bien, avec une petite hache, leur coupaient les poignets.