Page:Gide - Si le grain ne meurt, 1924.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des heures près d’elle. Comment ma mère, si scrupuleuse, si attentive, et dont l’inquiète sollicitude me devait même bientôt excéder, comment sa vigilance ici s’endormait-elle ?

Les propos de Constance, s’ils étaient peu décents, j’étais du reste trop niais pour les entendre, et je ne m’étonnais même pas de ce qui faisait parfois Marie pouffer dans son mouchoir. Mais Constance parlait beaucoup moins qu’elle ne chantait ; elle avait une voix agréable et singulièrement ample pour son petit corps ; elle en était d’autant plus vaine qu’elle n’avait raison de l’être que de cela. Elle chantait tout le long du jour ; elle disait qu’elle ne pouvait bien coudre qu’en chantant ; elle n’arrêtait pas de chanter. Quelles chansons, Seigneur ! Constance aurait pu protester qu’elles n’avaient rien d’immoral. Non, ce qui me souillait le cerveau, c’est leur bêtise. Que n’ai-je pu les oublier ! Hélas ! tandis qu’échappent à ma mémoire les trésors les plus gracieux, ces rengaines misérables, je les entends aussi net que le premier jour. Quoi ! tandis que Rousseau sur le tard s’attendrit encore au souvenir des aimables