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par tant d’incurie. Et le soir elle ne se retenait pas de demander à grand’mère pourquoi jamais elle n’en achevait un, une bonne fois ?

La pauvre vieille d’abord tâchait tout de même de sourire, puis tournait son inquiétude vers ma mère :

— Juliette ! Qu’est-ce qu’elle veut, Anna ?

Mais ma mère n’entrait pas dans le jeu, et c’est ma tante qui reprenait plus fort :

— Je demande, ma mère, pourquoi vous n’en achevez pas un, une fois, au lieu d’en commencer plusieurs ?

Alors la vieille, un peu piquée, serrait les lèvres, puis ripostait soudain :

— Achever, achever… Eh ! elle est bonne Anna !.. Il faut le temps !

La continuelle crainte de ma grand’mère était que nous n’eussions pas assez à manger. Elle qui ne mangeait presque rien elle-même, ma mère avait peine à la convaincre que quatre plats par repas nous suffisaient. Le plus souvent elle ne voulait rien entendre, s’échappait d’auprès de ma mère pour avoir avec Rose des entretiens mystérieux. Et dès qu’elle avait quitté la cuisine, ma