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sciure de bois et les mains gluantes de colophane. Qu’avaient ces déjeuners de si charmant ? Je crois surtout l’attention inlassable d’Anna pour mes plus niais bavardages ; mon importance auprès d’elle, et de me sentir attendu, considéré, choyé. L’appartement s’emplissait pour moi de prévenances et de sourires ; le déjeuner se faisait meilleur. En retour, ah ! je voudrais avoir gardé souvenir de quelque gentillesse enfantine, de quelque geste ou mot d’amour… Mais non ; et le seul dont il me souvienne, c’est une phrase absurde, bien digne de l’enfant obtus que j’étais ; je rougis à vous la redire — mais ce n’est pas un roman que j’écris et j’ai résolu de ne me flatter dans ces mémoires, non plus en surajoutant du plaisant qu’en dissimulant le pénible.

Comme je mangeais ce matin-là de fort bon appétit et qu’Anna, avec ses modiques ressources, avait visiblement fait de son mieux :

— Mais Nana, je vais te ruiner ! m’écriai-je (la phrase sonne encore à mon oreille)… Du moins sentis-je, aussitôt ces mots prononcés, qu’ils n’étaient pas de ceux qu’un