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bizarrement. Je ne sais quand elle commença de se coiffer ainsi, mais c’est avec cette coiffure que je la revois, du plus loin qu’il me souvienne, et que la représentent les quelques photographies que j’ai d’elle. Si harmonieusement tranquille que fût l’expression de son visage, son allure et toute sa vie, Anna n’était jamais oisive ; réservant les interminables travaux de broderie pour le temps qu’elle passait en société, elle occupait à quelque traduction les longues heures de sa solitude ; car elle lisait l’anglais et l’allemand aussi bien que le français ; et fort passablement l’italien.

J’ai conservé quelques unes de ces traductions qui toutes sont demeurées manuscrites ; ce sont de gros cahiers d’écolier, emplis jusqu’à la dernière ligne d’une sage et fine écriture. Tous les ouvrages qu’Anna Shackleton avait ainsi traduits ont paru depuis dans d’autres traductions, peut-être meilleures ; pourtant je ne puis me résoudre à jeter ces cahiers, où respire tant de patience, d’amour et de probité. L’un entre tous m’est cher : c’est le Reineke Fuchs de Goethe, dont Anna me lisait des passages. Après qu’elle eut achevé ce travail,