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de prix », comme disait maman, mais à trois seulement — dont j’ai gardé souvenir si lumineux, si net, que je doute parfois s’il s’agit bien du souvenir de Rubinstein lui-même, ou seulement du souvenir des morceaux que, depuis, j’ai tant de fois lus et étudiés. Mais non ; c’est bien précisément lui que j’entends et que je revois ; et certains de ces morceaux : quelques pièces de Couperin par exemple, la sonate en C dur de Beethoven (op. 53) et le rondo de celle en mi (op. 90), l’oiseau prophète de Schumann, je ne les pus ensuite écouter jamais qu’à travers lui.

Son prestige était considérable. Il ressemblait à Beethoven, de qui certains le disaient fils (je n’ai pas été vérifier si son âge rendait cette supposition vraisemblable) ; visage plat aux pommettes marquées, large front à demi noyé dans une crinière abondante, sourcils broussailleux ; un regard absent ou dominateur ; la mâchoire volontaire, et je ne sais quoi de hargneux dans l’expression de la bouche lippue. Il ne charmait point, il domptait. L’air hagard, il paraissait ivre, et l’on disait que souvent il l’était. Il jouait les yeux clos et comme ignorant du public.