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chez beaucoup de Suisses, le sentiment de la beauté se confondait avec celui de l’altitude ; et pareillement ses dispositions musicales se limitaient au chant des cantiques. Un jour pourtant, tandis que j’étais au piano, elle entra brusquement dans le salon ; je jouais une Romance sans paroles assez fadement expressive.

— Au moins voilà de la musique, dit-elle en hochant la tête avec mélancolie ; puis furieusement : — Je vous demande si ça ne vaut pas mieux que toutes vos trioles ?

Elle appelait indifféremment «des trioles » toute la musique qu’elle ne comprenait pas.

Les leçons de Mlle de Gœcklin ayant été jugées insuffisantes, je fus confié à un professeur mâle, qui ne valait, hélas ! pas beaucoup mieux. Monsieur Merriman était essayeur chez Pleyel ; il avait fait du métier de pianiste sa profession, sans vocation aucune ; à force de travail était parvenu à décrocher au Conservatoire un premier prix, si je ne m’abuse ; son jeu correct, luisant, glacé, ressortissait plutôt à l’arithmétique qu’à l’art ; quand il se mettait au piano, on croyait voir un comptable devant sa caisse ; sous ses doigts, blanches, noires et croches