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d’ordinaire extraordinairement attentif à comprendre de moi précisément ce qui risquait d’être le moins bien compris par ma mère et par le reste de la famille. Albert était grand ; à la fois très fort et très doux ; ses moindres propos m’amusaient inexprimablement, soit qu’il dît précisément ce que je n’osais point dire, soit même ce que je n’osais pas penser ; le seul son de sa voix me ravissait. Je le savais vainqueur à tous les sports, à la nage et au canotage surtout ; et, après avoir connu l’ivresse du grand air, du bel épanouissement physique, la peinture, la musique et la poésie l’occupaient à présent tout entier. Mais ce soir-là ce n’est de rien de tout cela que nous parlâmes. Ce soir, Albert m’expliqua ce que c’était que la patrie.

Certes sur ce sujet il restait beaucoup à m’apprendre ; car ni mon père, ni ma mère, si bons Français qu’ils fussent, ne m’avaient inculqué le sentiment très net des frontières de nos terres ni de nos esprits. Je ne jurerais pas qu’ils l’eussent eux-mêmes ; et, par tempérament naturel, disposé comme l’avait été mon père à attacher moins d’importance aux faits qu’aux idées, je