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toucherais à aucun plat qu’à sa suite. — Tout cela paraît enfantin ? — Hélas ! combien l’est peu ce qui va suivre.

Cette secrète tristesse qui mûrissait si précocement mon amie, je ne la découvris pas lentement, comme il advient le plus souvent qu’on découvre les secrets d’une âme. Ce fut la révolution totale et brusque d’un monde insoupçonné, sur lequel tout à coup mes yeux s’ouvrirent, comme ceux de l’aveugle-né quand les eut touchés le Sauveur.

J’avais quitté mes cousines vers la tombée du soir pour rentrer rue de M…, où Je pensais que maman m’attendait ; mais je trouvai la maison vide ; je balançai quelque temps, puis résolus de retourner rue de Lecat ; ce qui me paraissait d’autant plus plaisant que je savais qu’on ne m’y attendait plus. J’ai dénoncé déjà cet enfantin besoin de mon esprit de combler avec du mystère tout l’espace et le temps qui ne m’était pas familier. Ce qui se passait derrière mon dos me préoccupait fort, et parfois même il me semblait que, si je me retournais assez vite, j’allais voir du je-ne-sais-quoi.