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J’ai dit comment mes goûts d’enfant me rapprochaient plutôt de Suzanne et de Louise ; mais cela même n’est pas parfaitement exact : sans doute je jouais plus souvent avec elles, mais c’est parce qu’elles jouaient plus volontiers avec moi ; je préférais Emmanuèle, et davantage à mesure qu’elle grandissait. Je grandissais aussi ; mais ce n’était pas la même chose ; j’avais beau, près d’elle, me faire grave, je sentais que je restais enfant ; je sentais qu’elle avait cessé de l’être. Une sorte de tristesse s’était mêlée à la tendresse de son regard, et qui me retenait d’autant plus que je la pénétrais moins. Même je ne savais pas precisément qu’Emmanuèle était triste ; car jamais elle ne parlait d’elle, et cette tristesse n’était pas de celles qu’un autre enfant pouvait deviner. Je vivais auprès de ma cousine déjà dans une consciente communauté de goûts et de pensées, que de tout mon cœur je travaillais à rendre plus étroite et parfaite. Elle s’en amusait, je crois ; par exemple, lorsque nous dînions ensemble rue de M…, au dessert, elle jouait à me priver de ce que je préférais, en s’en privant d’abord elle-même, sachant bien que je ne