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eux sans appétit. Je me revois entre ma mère et ma tante, dans cette grande salle à manger, à la fois aimable et solennelle, qu’ornaient aux quatre coins, dans des niches, les blanches statues des quatre saisons, décentes et lascives, selon le goût de la Restauration, et dont le piédestal était aménagé en buffet, (celui de l’hiver en chauffe-assiettes).

— Vous le voyez, chère amie ; il faut la croix et la bannière pour le faire manger, disait ma mère.

Alors ma tante : — Croyez-vous, Juliette, que des huîtres ne lui diraient rien ?

Et maman : — Non ; vous êtes beaucoup trop bonne… Enfin ! on peut toujours essayer.

Il faut bien que je certifie que je ne faisais pourtant pas le difficile. Je n’avais goût à rien ; j’allais à table comme on marche au supplice ; je n’avalais quelques bouchées qu’au prix de grands efforts ; ma mère suppliait, grondait, menaçait et presque chaque repas s’achevait dans les larmes. Mais ce n’est pas là ce qu’il m’importe de raconter…

À Rouen j’avais retrouvé mes cousines.