cerveau qui se formait à peine ! Toutes mes défaillances de mémoire ou de volonté, plus tard, c’est lui que j’en fais responsable. Si l’on plaidait contre les morts, je lui intenterais procès. J’enrage à me remémorer que, durant des semaines, chaque nuit, un verre à demi plein d’une solution de chloral (j’avais la libre disposition du flacon, plein de petits cristaux d’hydrate et dosais à ma fantaisie) de chloral, dis-je, attendait au chevet de mon lit le bon plaisir de l’insomnie ; que, durant des semaines, des mois, je trouvais en me mettant à table, à côté de mon assiette, une bouteille de « sirop Laroze — d’écorces d’oranges amères, au bromure de potassium » ; que je sirotais à petits coups ; dont il me fallait prendre, à chacun des repas, une, puis deux, puis trois cuillerées — et de cuillère non pas à café, mais à soupe — puis recommencer, rythmant ainsi par triades le traitement, qui durait, durait et qu’il n’y avait aucune raison d’interrompre avant l’abrutissement complet du patient naïf que j’étais. D’autant qu’il avait fort bon goût, ce sirop ! Je ne comprends encore pas comment j’en ai pu revenir.
Page:Gide - Si le grain ne meurt, 1924.djvu/180
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.