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m’était entré douloureusement dans le cœur.

Ensemble nous ne jouions pas ; je ne me souviens pas que nous fissions autre chose que de nous promener, la main dans la main, sans rien dire.

Cette première amitié dura peu. Mouton cessa bientôt de venir. Ah ! que le Luxembourg alors me parut vide !… Mais mon vrai désespoir commença lorsque je compris que Mouton devenait aveugle. Marie avait rencontré la bonne du petit dans le quartier et racontait à ma mère sa conversation avec elle ; elle parlait à voix basse pour que je n’entende pas ; mais je surpris ces quelques mots : « Il ne peut déjà plus retrouver sa bouche ! » Phrase absurde assurément, car il n’est nul besoin de la vue pour trouver sa bouche sans doute, et je le pensai tout aussitôt — mais qui me consterna néanmoins. Je m’en allai pleurer dans ma chambre, et durant plusieurs jours m’exerçai à demeurer longtemps les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m’efforcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver.