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plus souvent, du moins plus volontiers rue de M…, et plus volontiers encore à la campagne, où je les retrouvais pendant quelques semaines chaque été, soit qu’elles vinssent à La Roque, soit que nous allassions à Cuverville, qui était la propriété de mon oncle. Ensemble alors nous prenions nos leçons, ensemble nous jouions, ensemble se formaient nos goûts, nos caractères, ensemble se tissaient nos vies, se confondaient nos projets, nos désirs, et quand, à la fin de chaque journée, nos parents nous séparaient pour nous emmener dormir, je pensais enfantinement : cela va bien parce que nous sommes petits encore, hélas ! mais un temps viendra où la nuit même ne nous séparera plus.

Le jardin de Cuverville, où j’écris ceci, n’a pas beaucoup changé. Voici le rond-point entouré d’ifs taillés, où nous jouions dans le tas de sable ; non loin, dans « l’allée aux fleurs, » l’endroit où l’on avait aménagé nos petits jardins ; à l’ombre d’un tilleul argenté, la gymnastique où Emmanuèle était si craintive, Suzanne au contraire si hardie ; puis, une partie ombreuse, « l’allée noire, » où, certains beaux soirs, après dîner, se