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avait un grand sacré rouquin au front bas, dont le nom m’est heureusement sorti de la mémoire, qui abusait un peu trop de mon pacifisme. Deux fois, trois fois, j’avais supporté ses sarcasmes ; mais voilà que, tout à coup, la sainte rage me prit ; je sautai sur lui, l’empoignai ; les autres cependant se rangeaient en cercle. Il était passablement plus grand et plus fort que moi ; mais j’avais pour moi sa surprise ; et puis je ne me connaissais plus ; ma fureur décuplait mes forces ; je le cognai, le bousculai, le tombai tout aussitôt. Puis, quand il fut à terre, ivre de mon triomphe je le traînai à la manière antique, ou que je croyais telle, je le traînai par la tignasse, dont il perdit une poignée. Et même je fus un peu dégoûté de ma victoire, à cause de tous ces cheveux gras qu’il me laissait entre les doigts ; mais stupéfait d’avoir pu vaincre ; cela me paraissait auparavant si impossible qu’il avait bien fallu que j’eusse perdu la tête pour m’y risquer. Le succès me valut la considération des autres et m’assura la paix pour longtemps. Du coup je me persuadai qu’il est bien des choses qui ne paraissent impos-