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qui portaient des étiquettes : cassis, anisette, curacao, et qu’on n’achetait guère que pour le plaisir, ensuite, de se les suspendre à la lèvre comme des ventouses ou des sangsues. Julien et moi d’ordinaire nous partagions nos emplettes ; aussi l’un n’achetait-il jamais rien sans consulter l’autre.

L’année suivante, Madame Jardinier et ma mère estimèrent qu’elles pouvaient porter à cinquante centimes leurs libéralités hebdomadaires — largesse qui me permit enfin d’élever des vers à soie ; ceux-ci ne coûtaient pas si cher que les feuilles de mûrier pour leur nourriture, que je devais aller prendre deux fois par semaine chez un herboriste de la rue Saint-Sulpice. Julien, que les chenilles dégoûtaient, déclara que désormais il achèterait ce qui lui plaisait, de son côté et sans m’en rien dire. Cela jeta un grand froid entre nous, et, dans les sorties du mardi où il fallait aller deux par deux, chacun chercha un autre camarade.

Il y en avait un pour qui je m’étais épris d’une véritable passion. C’était un Russe. Il faudra que je recherche son nom sur les registres de l’École. Qui me dira ce qu’il est devenu ? Il était de santé délicate, pâle