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aussitôt beaucoup plus sensible à l’approbation ou à la désapprobation d’Albert, qu’à la leur.

Je me souviens avec précision du soir d’automne où il me prit à part, après dîner, dans un coin du cabinet de mon père tandis que mes parents taillaient un bezigue avec ma tante Démarest et Anna. Il commença de me dire à voix basse qu’il ne voyait pas bien à quoi d’autre je m’intéressais dans la vie, qu’à moi-même ; que c’était là le propre des égoïstes, et que je lui faisais tout l’effet d’en être un.

Albert n’avait rien d’un censeur. C’était un être d’apparence très libre, fantasque, plein d’humour et de gaieté : sa réprobation n’avait rien d’hostile ; au contraire, je sentais qu’elle n’était vive qu’en raison de sa sympathie ; c’est ce qui me la rendait pressante. Jamais encore on ne m’avait parlé ainsi ; les paroles d’Albert pénétraient en moi à une profondeur dont il ne se doutait certes pas, et que moi-même je ne pus sonder que plus tard. Ce que j’aime le moins dans l’ami, d’ordinaire, c’est l’indulgence ; Albert n’était pas indulgent. On pouvait au besoin, près de lui, trouver des