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gueux, la voix harmonieuse, onctueuse mais sans vraie douceur, le geste caressant mais dominateur. Dans toutes ses paroles, dans toutes ses manières respirait je ne sais quoi d’égoïste et de magistral. Ses mains particulièrement étaient belles, à la fois molles et puissantes. Au piano, une animation quasi céleste le transfigurait ; son jeu semblait plutôt celui d’un organiste que d’un pianiste et manquait parfois de subtilité, mais il était divin dans les andantes, en particulier ceux de Mozart pour qui il professait une prédilection passionnée. Il avait coutume de dire en riant :

— Pour les allegros, je ne dis pas ; mais dans les mouvements lents, je vaux Rubinstein.

Il disait cela d’un ton si bonhomme qu’on ne pouvait y voir vanterie ; et en vérité je ne crois pas que ni Rubinstein, dont je me souviens à merveille, ni qui que ce soit au monde, pût jouer la fantaisie en ut mineur de Mozart, par exemple, ou tel largo d’un concerto de Beethoven, avec une plus tragique noblesse, avec plus de chaleur, de poésie, de puissance et de