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préjudice à lui-même ou aux siens, ne porte du moins préjudice à personne autre. Ces pièces de monnaie qu’il enfouit en terre ou dans son coffre-fort, que sont-elles en effet ? Chacune d’elles, nous le savons, doit être considérée comme un bon qui donne droit à son possesseur de prélever sur l’ensemble des richesses existantes une certaine part (Voy. p. 96). Or, l’homme qui épargne ne fait rien de plus que déclarer qu’il renonce pour le moment à exercer son droit et à prélever sa part. Eh bien ! libre à lui : il ne fait tort à personne. La part qu’il aurait pu consommer et qu’il abandonne sera consommée par d’autres, voilà tout[1] !

Hé bien ! et les pauvres, dira-t-on, n’est-ce pas à eux surtout qu’il faudrait conseiller l’épargne, car ne leur est-elle pas plus nécessaire encore qu’aux riches ? — En effet moralistes

  1. M. Cauwès dit cependant « le thésaurisateur stérilise les capitaux en les immobilisant » (op. cit., t.I, p. 674, note). Les capitaux ? Nullement, mais seulement des pièces d’or ou d’argent qu’il retire momentanément de la circulation. Le mal n’est pas grand. Le seul effet que pût causer cette disparition d’une certaine quantité de numéraire, en admettant qu’elle se pratiquât sur une grande échelle, serait une baisse provisoire dans les prix, c’est-à-dire, somme toute, un avantage pour les consommateurs.
    Et puis, comme dit le proverbe, « à père avare, enfant prodigue » : le numéraire enfoui sortira bien un jour ou l’autre de sa cachette.
    La thésaurisation ne serait susceptible de causer quelque préjudice à la société que dans le cas où s’exerçant sur des objets non susceptibles d’être conservés, elle aurait pour conséquence une véritable destruction de richesse ; comme, par exemple, cet avare de la fable de Florian, qui conservait des pommes jusqu’à ce qu’elles fussent pourries et,
    Lorsque quelqu’une se gâtait,
    En soupirant il la mangeait.
    On peut dire, il est vrai, que l’avarice ou l’excès dans l’épargne, dénote un attachement excessif à l’argent et probablement, par conséquent, peu de scrupules sur les moyens de le gagner, tandis que la prodigalité dénote au contraire une certaine insouciance, un certain mépris à l’égard de ce vil métal : le prodigue est « un bourreau d’argent » comme le dit un dicton aussi expressif que pittoresque. Et comme la soif de l’or, auri sacra fames, est la source d’une foule de maux, le préjugé populaire peut par là se justifier dans une certaine mesure. Voilà pourquoi l’Église, qui inscrit l’avarice sur ta liste des sept péchés capitaux, n’y a pas mis la prodigalité, et voilà en quel sens le préjugé populaire peut se justifier, sinon au point de vue économique, du moins au point de vue moral.