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en germe tous les besoins qui constituent l’homme civilisé dès la première phase de leur développement, et nous, en serions aujourd’hui encore à la condition de nos ancêtres de l’âge de pierre.

Le luxe n’est donc blâmable qu’autant qu’il dégénère en prodigalité. Mais à quoi reconnaîtrons-nous la prodigalité ? Voilà le point intéressant.

L’opinion publique, pour en juger, considère uniquement la somme d’argent dépensée, mais l’économiste au contraire doit en faire complètement abstraction. Qu’un individu dépense des milliers de francs pour acheter des bibelots ou donne à son cuisinier le traitement d’un général, au point de vue privé il peut être coupable et sa famille fera peut-être bien de lui faire nommer un conseil judiciaire, mais la Société est désintéressée dans la question, car l’argent sorti de la poche du prodigue est simplement transféré dans celle de ses fournisseurs où de son maître d’hôtel[1].

Au point de vue social, le seul critérium ce n’est donc point la somme d’argent dépensée, mais la quantité de richesses ou de travail consommée pour la satisfaction d’un besoin donné. Or il faut avoir toujours présent à l’esprit ce double fait que la quantité de richesses existantes est insuffisante présentement même pour satisfaire aux besoins élémentaires de la grande majorité de nos semblables ; que les forces productives qui alimentent et renouvellent ce réservoir de richesses, terre, travail et capital, sont tous trois limités en quantité. Et dès lors apparaîtra comme un devoir très catégorique de ne pas détourner vers la satisfaction d’un besoin superflu une trop forte part des forces et des richesses dispo-

  1. Nous disons que la Société est désintéressée de la question au point de vue économique, mais nous n’allons pas jusqu’à dire, comme M. Waldeck-Rousseau (dans une plaidoirie pour un fils de famille endetté), qu’elle est intéressée à ce qu’il y ait de riches prodigues parce que leur prodigalité sert de correctif à l’inégalité des richesses en expropriant en quelque sorte les indignes pour en faire bénéficier la masse. Non, car la ruine de quelques mauvais riches est un mince avantage et bien payé trop cher par le discrédit jeté sur la propriété et sur la fonction sociale des riches, par le pullulement des parasites éclos sur cette pourriture et par la démoralisation de l’exemple.