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recrutent dans des camps très différents — les cyniques comme Diogène avec son tonneau, les stoïciens, les chrétiens plus ou moins ascétiques, les mystiques comme Tolstoï — jugent cette évolution funeste aussi bien au point de vue de la paix sociale que du bonheur individuel. Leur thèse, c’est qu’il faut s’appliquer « non à augmenter les richesses, mais à diminuer les besoins ». Heureux celui qui peut dire avec le sage : Mecum omnia porto ! Si au contraire, au fur et à mesure qu’un besoin est satisfait, quelque autre surgit, l’homme poursuit un but qui fuit sans cesse devant lui il ne trouve jamais le bonheur et le repos d’esprit. Et on peut citer comme exemple frappant l’état d’âme de nos classes ouvrières où l’envie et l’exaspération vont grandissant à mesure que leur bien-être augmente.

Cette thèse est noble, mais repose, croyons-nous, sur une confusion d’idées. Elle suppose que moins un peuple aura de besoins et plus il aura de temps et de forces à consacrer aux spéculations désintéressées de l’esprit ou à la vie intérieure. Mais l’expérience nous montre que les choses se passent d’une façon inverse et que moins les peuples ont de besoins, plus, au contraire, ils sont dominés par les instincts grossiers. Ce qui importe, ce n’est pas de supprimer les besoins, c’est de remplacer ceux qui sont inférieurs et brutaux par d’autres d’un ordre supérieur. Ici surtout, il est vrai de dire qu’on ne détruit que ce qu’on remplace[1].

De plus, il faut remarquer que même au point de vue moral, chaque besoin nouveau constitue un lien de plus entre les hommes et par là augmente le sentiment de la solidarité, ce qui est pour nous le critérium du progrès. L’homme qui

  1. Pour combattre l’alcoolisme, par exemple, les sociétés d’abstinence n’ont rien trouvé de mieux que d’ouvrir des « cafés de tempérance » dans lesquels on s’efforce d’habituer les consommateurs à boire du thé ou du café. Remarquez qu’un besoin matériel peut être remplacé par un besoin intellectuel, par exemple, le cabaret par le cabinet de lecture, ou par un besoin moral, par exemple, un ouvrier se prive d’une « consommation » au café pour verser sa cotisation à une caisse de prévoyance, de résistance ou de propagande. C’est ce qu’on appelle la loi de substitution : elle tend à prendre une importance considérable en économie politique (Voy. le grand traité de M. P. Leroy-Beaulieu).