Page:Gide - Principes d’économie politique.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais l’homme est par excellence un être imitatif : l’imitation propage aussitôt le besoin. Comme une épidémie, il rayonne de proche en proche. Chacun le ressent ou croit le ressentir, et s’ingénie pour trouver les moyens d’y satisfaire. Au fur et à mesure que les progrès de l’industrie permettent d’obtenir cette satisfaction plus aisément et à moins de frais, le nombre des imitateurs va sans cesse grandissant, et ce qui n’était d’abord qu’un caprice de luxe, réservé aux privilégiés de la fortune, gagne bientôt les dernières couches de la société[1].

D’autre part, si le besoin s’étend en surface, il gagne aussi en profondeur. L’homme n’est pas seulement, en effet, un être imitatif, c’est aussi un être à habitudes : le désir, une fois ressenti et satisfait régulièrement, se fixe peu à peu, prend racine, et ne peut plus être arraché sans un ébranlement douloureux. Il devient, comme le dit si justement le langage courant, « une seconde nature ». Il fut un temps où les ouvriers ne portaient ni linge, ni chaussure, où ils n’avaient ni café, ni tabac, où ils ne mangeaient ni viande, ni pain de froment, mais aujourd’hui ces besoins sont si bien invétérés que l’ouvrier qui ne pourrait plus les satisfaire et qui se trouverait ramené brusquement à la condition de ses pareils au temps de saint Louis ou de Henri IV, périrait sans doute.

Si l’on ajoute enfin qu’une habitude transmise pendant une longue suite de générations, ne tarde pas à se fixer par l’hérédité, que les sens deviennent plus subtils et plus exigeants, on comprendra quelle puissance despotique peut acquérir à la longue le besoin qui paraissait le plus futile ou le plus insignifiant à l’origine[2].

Cependant une école considérable de moralistes qui se

  1. Voyez quelle richesse de développements sur ce sujet dans l’autre livre de M. Tarde, Les lois de l’imitation.
  2. Pour M. Tarde, l’habitude n’est que l’imitation de soi-même et l’hérédité n’est que l’imitation biologique, en sorte que toute similitude des phénomènes se ramène à l’imitation qui resterait ainsi, en fin de compte, la seule loi naturelle dans le monde sociologique.