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sièrement qu’on le croit et avaient au contraire une notion très exacte de l’état économique de leur temps quand ils confondaient le prêt et l’usure.

Ceux qui empruntaient, c’étaient les pauvres plébéiens aux patriciens de Rome pour s’acheter du pain, les chevaliers besogneux aux Juifs et aux Lombards du moyen âge pour s’équiper pour la croisade, tous pour des consommations personnelles et par conséquent improductives. Naturellement, quand venait l’échéance, ils ne pouvaient payer ni les intérêts, ni même le capital. Ils devaient alors payer de leur corps et de leur travail comme esclaves de leurs créanciers[1]. Dans ces conditions, le prêt à intérêt se manifestait comme un abus du droit de propriété chez le prêteur, comme un instrument d’exploitation et de ruine pour l’emprunteur, et c’est assez pour expliquer un préjugé si antique et si tenace.

À cette époque, on ne connaissait presque pas le capital, même de nom ! (Voy. p. 151). Il n’y avait guère que la terre qui fut frugifère. Mais aussi ne songeait-on pas à discuter la légitimité du fermage : c’est que dans le bail à ferme, on voyait le revenu sortir de terre sous forme de récoltes, et l’on sentait bien que la rente payée au propriétaire ne sortait pas de la poche du fermier. Mais il n’en était pas de même de l’argent et, en ce qui le concerne, l’observation d’Aristote paraissait exprimer la vérité : l’argent ne fait pas de petits[2]. C’est pourquoi St Jean Chrysostome, mettant en contraste le propriétaire et le capitaliste, s’indignait de ce que le prêteur « pratiquait une damnable agriculture, en moissonnant là où il n’avait pas semé ».

  1. Les maisons des patriciens de Rome avaient des caves qui servaient de prisons, ergastula, pour y tenir enfermés les débiteurs insolvables. Au moyen âge, malgré le type sinistre de Shylock, les mœurs s’adoucirent ; quand il s’agissait d’un débiteur puissant et insolvable, il devait seulement fournir des otages à ses créanciers et en payer la nourriture, ce qui était encore fort onéreux. Cela ne justifie-t-il pas le mot des canonistes : jus belli, jus usuræ ?
  2. Pour Aristote cependant, la doctrine est moins explicable, car les Grecs de son temps connaissaient déjà à merveille la façon de se servir des capitaux dans le commerce et d’en tirer profit.