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On ne saurait nier non plus qu’en enlevant aux hommes le droit de disposer du fruit de leurs travaux, on n’affaiblisse un des plus puissants ressorts de la production. Des biens dont nous ne pourrons plus disposer, qui seront intransmissibles, perdront par là même une partie de leur utilité ils seront moins désirés et on fera moins d’efforts pour les produire. Ils sont nombreux en ce monde, disons-le à l’honneur de la nature humaine, les hommes qui travaillent et qui épargnent bien moins pour eux-mêmes que pour d’autres. Si vous les forcez à ne songer qu’à eux-mêmes, ils travailleront moins et dépenseront davantage. Que de richesses en ce cas jetées à la consommation improductive par un train de vie plus large ! Que d’années soustraites au travail productif par une retraite prématurée ![1]

Mais si, au point de vue strictement économique, la situation du rentier oisif est suffisamment justifiée — au point de vue moral, la question est plus délicate. On peut penser que l’oisif rentier n’est pas quitte envers la société par le simple fait qu’il a payé le juste prix de ce qu’il a consommé. Il ne suffit pas qu’il paie de son argent, c’est-à-dire en services passés et impersonnels, mais il doit encore payer en services présents et personnels l’équivalent du revenu qu’il touche. Ce qu’il consomme chaque jour ce sont les produits d’un travail vivant et non d’un travail mort et la justice veut qu’en échange de ce que ses semblables font chaque jour pour lui, il fasse aussi lui-même quelque chose pour eux[2].

  1. D’ailleurs, (laissant de côté l’hérédité ab intestat dont nous faisons bon marché) il faut reconnaître que logiquement le droit de léguer est une conséquence nécessaire du droit de donner, et que, pratiquement, il n’y aurait aucun moyen de supprimer celui-là en maintenant celui-ci. Quant à prétendre établir une différence entre eux parce que le legs n’aurait effet qu’à la mort du testateur, ce serait absurde : la donation, l’aliénation, et tout acte quelconque ayant un caractère définitif, survivent naturellement par leurs conséquences à leurs auteurs.
    Et même, si l’on considère la possession d’une fortune comme l’exercice d’une fonction sociale, le legs doit être considéré comme la désignation par le père de famille de celui qu’il juge le plus apte à remplir cette fonction (Voy. ci-après, p. 425, note 1).
  2. C’est ce que Carlyle exprime admirablement par cette parole : « L’argent ne paie rien : il faut payer de sa vie ».