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haut et en bas de l’échelle sociale ces deux classes de parasites, l’extrême inégalité va précisément au rebours de cette sélection naturelle dont on nous vante les bienfaits.

Enfin quand l’inégalité des fortunes devient excessive et comme démesurée, elle entraîne après elle toute une série d’inégalités cruelles qui mettent la conscience en révolte et l’État en péril. Elle rompt le lien de la solidarité sociale en creusant entre Lazare et le riche un abîme sur lequel on ne peut jeter aucun pont[1]. Là où le pauvre est très pauvre, il est nécessairement voué à l’ignorance, au vice, au crime, à la maladie, à la mort prématurée.

L’inégalité d’argent n’est rien en elle-même, mais elle est amère par tout un lugubre cortège d’inégalités qu’elle entraîne après elle. Ne parlons ni du vice ni, de l’ignorance : ne considérons que ce bien par excellence auquel il semble que tous les hommes devraient avoir des droits égaux, je veux parler de la vie. Eh bien ! elle est très inégalement dispensée aux riches et aux pauvres, et la statistique démontre que la vie moyenne est deux fois plus longue dans les classes riches que dans les classes pauvres, en sorte que par une cruelle ironie du sort, d’autant plus petite est la part de richesses qui revient à un homme et d’autant plus grand est le tribut qu’il doit payer à la maladie et à la mort[2] !

  1. « Entre vous et nous s’ouvre un grand abîme, afin que ceux qui veulent passer d’ici vers vous ne le puissent point et qu’on ne traverse pas non plus de vous vers nous ». Parabole de Lazare. — Luc, XVI, 26. Il est à remarquer que ce sont les plus petites inégalités qui agissent le plus fortement comme stimulants sur l’esprit des hommes : les inégalités très grandes font naître l’envie, mais non l’émulation, parce qu’elles ne laissent aucun espoir de les surmonter. Le petit paysan travaille dur pour arriver à rendre son petit domaine égal à celui de son voisin mais la vue du château seigneurial ne lui faisait pas allonger sa journée d’une minute de travail, car il savait bien qu’il ne serait jamais châtelain.
  2. En Angleterre, il résulte de nombreux calculs statistiques que la durée de la vie moyenne dans les classes riches est de 55 à 56 ans, tandis qu’elle s’abaisse à 28 ans et au-dessous pour la classe ouvrière. D’après les statistiques de la ville de Paris, la mortalité annuelle qui s’abaisse jusqu’à 10 ‰ dans les quartiers riches des Champs-Élysées et de l’Arc de Triomphe de l’Étoile, s’élève à 43 ‰ dans le quartier de Montparnasse ! À Londres, pis encore. D’après le Bureau de santé, la mortalité est de 11, 3 % dans les maisons riches et de 50 % dans