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Serait-ce une forme du travail ? On l’a soutenu, mais qu’y a-t-il de commun entre ces deux actes : travailler qui est agir, épargner qui est s’abstenir[1] ? On ne conçoit pas comment un acte purement négatif, une simple abstention, pourrait produire n’importe quoi. Montaigne a beau dire qu’il « ne connaît pas de faire plus actif et plus vaillant que ce non-faire », cela peut être vrai au point de vue moral, mais cela n’explique pas que ce non-faire puisse créer seulement une épingle. Quand on dit que telle ou telle richesse a été créée par l’épargne, veut-on dire tout simplement que si cette richesse avait été consommée au fur et à mesure qu’elle a pris naissance, elle n’existerait pas à cette heure ? C’est une vérité de La Palisse. Si à un enfant qui demande d’où viennent les poulets, on lui répond que pour produire les poulets il faut s’abstenir de manger les œufs, il sera en droit de trouver la réponse fort sage en tant que conseil, mais singulièrement absurde en tant qu’explication. Or, le raisonnement qui fait de l’épargne la cause originaire de la formation des capitaux, ne nous paraît guère plus satisfaisant. Il revient à dire, en somme, que la non-destruction doit être classée parmi les causes de la production, ce qui paraît une logique bizarre[2].

C’est l’emploi du numéraire qui peut seul expliquer une semblable idée. Épargner, dans nos sociétés civilisées, c’est mettre une certaine quantité de monnaie en réserve. Or celui qui met des pièces de monnaie dans un tiroir ne crée assurément ni richesse ni capitaux (il retire au contraire une cer-

  1. M. Courcelle-Seneuil soutient, il est vrai, que l’épargne n’est « qu’une forme du travail » (Voy. dans le Journal des Économistes de juin 1890 l’article sous ce titre), mais comme cette thèse n’a, de l’aveu même de l’auteur, d’autre but que de justifier la fonction sociale des capitalistes et les services qu’ils rendent, ce n’est pas le lieu de s’y arrêter ici.
  2. M. de Bœhm-Bawerk, dans son ouvrage sur le capital déjà cité, admet cependant que l’épargne est nécessaire pour la formation du capital, en même temps que le travail et préalablement à lui. Et à notre objection, il répond : Si l’épargne n’est qu’un acte purement négatif, pourquoi est-elle si difficile et si désagréable pour tant de gens ? — Étrange objection ! n’est-il pas très désagréable de s’abstenir de boire quand on a soif ou de manger quand on a faim ?