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sidérés comme des plaisirs, quoiqu’ils exigent souvent une dépense de force supérieure à celle du travail, tels que ascensions de montagne, canotage, jardinage, danse même. Si le roi Louis XVI prenait son plaisir à fabriquer des serrures, pourquoi tous les hommes aussi ne pourraient-ils pas arriver à travailler par goût ?

Il faut répondre que l’homme ne prend son plaisir à agir qu’autant qu’il trouve sa satisfaction dans l’exercice même de cette activité, qu’autant que cet exercice est pour lui une fonction naturelle. Mais quand cette activité lui apparaît au contraire comme la condition d’une jouissance ultérieure, comme l’effort qu’il faut faire pour arriver à un but déterminé d’avance — et tel est précisément le caractère du travail — alors elle devient pénible. Entre un canotier qui rame pour s’amuser et un batelier qui rame pour travailler, entre un touriste qui fait une ascension et le guide qui l’accompagne, entre une jeune fille qui passe sa nuit au bal et une danseuse qui figure dans un ballet, je ne vois qu’une différence, c’est que les uns rament, grimpent ou dansent à seule fin de ramer, grimper ou danser, tandis que les autres rament, grimpent ou dansent pour gagner leur vie, mais cette différence suffit pour que ces mêmes modes d’activité soient considérés par les uns comme un plaisir et par les autres comme une peine. Il était agréable pour Candide de « cultiver son jardin » : cela lui aurait été désagréable s’il avait dû le cultiver pour y faire pousser des légumes et aller les vendre au marché. Celui qui suit une route uniquement pour s’y promener peut y prendre plaisir, lors même qu’elle offre peu de charmes, mais celui qui la parcourt matin et soir pour arriver à un but déterminé, la trouve toujours longue et fatigante. Or, pour la presque totalité de l’espèce humaine, le travail n’est qu’une voie dans laquelle elle est engagée par la nécessité de vivre, et voilà pourquoi, depuis la vieille malédiction de la Genèse, « elle travaille à la sueur de son front »[1]. — Sans

  1. Les socialistes et anarchistes reprochent amèrement à la Bible d’avoir représenté le travail sous un jour humiliant et infamant, comme une con-