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tais chacun de rencontre, et lorsque j’étais seul à jouir, ce n’était qu’à force d’orgueil.

Certains m’accusèrent d’égoïsme ; je les accusai d’inintelligence. J’avais la prétention de n’aimer point quelqu’un, homme ou femme, mais bien l’amitié, l’affection ou l’amour. En le donnant à l’un, je n’eusse pas voulu l’enlever à quelque autre, et ne faisais que me prêter. Pas plus je ne voulais accaparer le corps ou le cœur d’aucun autre ; nomade ici comme envers la nature, je ne m’arrêtais nulle part. Toute préférence me semblait injustice ; voulant rester à tous, je ne me donnais pas à quelqu’un.

Au souvenir de chaque ville j’attachai le souvenir d’une débauche. À Venise, je pris ma part des mascarades ; un concert d’altos et de flûtes accompagna la barque où je goûtais l’amour. D’autres barques suivaient, pleines de jeunes femmes et d’hommes. Nous allâmes vers le Lido attendre l’aube, mais nous dormions, lassés, lorsque le soleil se leva, car les musiques s’étaient tues. Mais j’aimais jusqu’à cette fatigue que nous laissent ces fausses joies, et ce vertige du réveil, par quoi nous les sentons fanées. — Dans d’autres ports je sus aller avec les matelots des grands